Extrait de Vendredi ou les limbes du Pacifique (M.TOURNIER)

Publié le par Jo

Vendredi ou les limbes du Pacifique, collection Folio, Éd. Gallimard, 1972, pp. 53-55.


"La solitude n'est pas une situation immuable où je me trouverais plongé depuis le naufrage de la Virginie. C'est un milieu corrosif qui agit sur moi lentement, mais sans relâche et dans un sens purement destructif. Le premier jour, je transitais entre deux sociétés humaines également imaginaires : l'équipage disparu et les habitants de l'île, car je la croyais peuplée. J'étais encore tout chaud de mes contacts avec mes compagnons de bord. Je poursuivais imaginairement le dialogue interrompu par la catastrophe. Et puis elle s'est révélée déserte. J'avançai dans un paysage sans âme qui vive. Derrière moi, le groupe de mes malheureux compagnons s'enfonçait dans la nuit. Leurs voix s'étaient tues depuis longtemps, quand la mienne commençait seulement à se fatiguer de son soliloque. Dès lors je suis avec une horrible fascination le processus de déshumanisation dont je sens en moi l'inexorable travail.
Je sais maintenant que chaque homme porte en lui et comme au-dessus de lui un fragile et complexe échafaudage d'habitudes, réponses, réflexes, mécanismes, préoccupations, rêves et implications qui s'est formé et continue à se transformer par les attouchements perpétuels de ses semblables. Privée de sève, cette délicate efflorescence s'étiole et se désagrège. Autrui, pièce maîtresse de mon univers... Je mesure chaque jour ce que je lui devais en enregistrant de nouvelles fissures dans mon édifice personnel. Je sais ce que je risquerais en perdant l'usage de la parole, et je combats de toute l'ardeur de mon angoisse cette suprême déchéance. Mais mes relations avec les choses se trouvent elles-mêmes dénaturées par ma solitude. Lorsqu'un peintre ou un graveur introduit des personnages dans un paysage ou à proximité d'un monument, ce n'est pas par goût de l'accessoire. Les personnages donnent l'échelle et, ce qui importe davantage encore, ils constituent des points de vue possibles, qui ajoutent au point de vue réel de l'observateur d'indispensables virtualités.
A Speranza, il n'y a qu'un point de vue, le mien, dépouillé de toute virtualité. Et ce dépouillement ne s'est pas fait en un jour. Au début, par un automatisme inconscient, je projetais des observateurs possibles des paramètres au sommet des collines, derrière tel rocher ou dans les branches de tel arbre. L'île se trouvait ainsi quadrillée par un réseau d'interpolations et d'extrapolations qui la différenciait et la douait d'intelligibilité. Ainsi fait tout homme normal dans une situation normale. Je n'ai pris conscience de cette fonction comme de bien d'autres qu'à mesure qu'elle se dégradait en moi. Aujourd'hui, c'est chose faite. Ma vision de file est réduite à elle-même. Ce que je n'en vois pas est un inconnu absolu... Partout où je ne suis pas actuellement règne une nuit insondable. [...]
Je sais maintenant que la terre sur laquelle mes deux pieds appuient aurait besoin pour ne pas vaciller que d'autres que moi la foulent. Contre l'illusion d'optique, le mirage, l'hallucination, le rêve éveillé, le fantasme, le délire, le trouble de l'audition... le rempart le plus sûr, c'est notre frère, notre voisin, notre ami ou notre ennemi, mais quelqu'un, grands dieux, quelqu'un ! "
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A
<br /> Bonjour, je viens de découvrir ce texte. Je pense qu'il est très intéressant mais il reste quelques zones d'ombres, pourriez-vous devenir mon phare?<br /> En quoi la solitude déshumanise t-elle l'Homme? Comment la solitude influence t-elle notre conscience?<br /> En attente de votre réponse,<br /> Amanda<br /> <br /> <br />
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J
<br /> Bonjour Amanda,<br /> <br /> Comme vous, j'ai trouvé aussi ce texte très intéressant, c'est pourquoi j'ai voulu le partager avec vous.<br /> C'est un texte compliqué, et rempli de référence à la solitude, et à ces effets néfastes sur notre façon de penser et de voir le monde qui nous entoure.<br /> Robinson perd petit à petit son humanité. D'abord il se crée un monde imaginaire entre ses compagnons morts pendant le naufrage, et les habitants qu'il avait imaginé.<br /> Un peu comme nous quand on se retrouve tout seul. On a tendance à se parler à soi même. Voir même à simuler des conversations.<br /> Et puis Robinson parle de moins au moins au fil du temps. La parole est aussi une preuve de notre humanité. Puisqu'il n'y a que l'Homme qui est doué de la parole.<br /> Mais comme lui, quand on se retrouve seul, on a tendance à se réfugier dans un mutisme maladif.<br /> Et puis notre rapport à autrui est forcément faussé, puisqu'on n'a que sa vision solitaire du monde. On voit tout en noir.<br /> Et petit à petit, on se conditionne involontairement à rester seul.<br /> <br /> Ce texte m'a touché, parce que j'avais l'impression de ressentir ce que ressentait Robinson lors de cette descente dans l'enfer de la solitude.<br /> <br /> Mais car il y a aussi un mais à tout ça, c'est qu'il y a toujours dans la pénombre une petite lumière qui nous rappelle que la vie est vraiment belle !!!<br /> <br /> Comme vous l'aurez compris, je ne suis pas un philosophe en herbe. Mais j'ai aimé lire cet extrait.<br /> <br /> <br />